L’éclat ivoirien d’un pâle croissant de lune se faisait le héraut de l’heure avancée de la nuit, éclosion mélancolique d’un ciel d’encre sans étoiles, prélude d’une longue veille agitée sous son œil à demi-clos. Moulée dans son costume de femme-chat, Selina Kyle se confondait avec la voûte noire comme s’il s’était s’agit d’une autre de ces gargouilles grossières qui décoraient la façade de son mirador. Elle contemplait d’un air absent les mille et une lumières de Gotham en dessiner le plan labyrinthique en contre-bas. Une fête perpétuelle de néons et de phares de voiture aux pneus crissant sur le bitume. Maintenant que le Joker avait pris possession de la ville, celle-ci ne dormait plus. Fermer les yeux c’était perdre la tête. Sûrement la sienne était-elle tombée avec toutes les autres. Depuis quand se souciait-elle de quelqu'un d'autre qu'elle-même ? Depuis quand le sort des « innocents » lui importait-il autant, qu'elle se tint là, aux aguets et prête à bondir, pour débarrasser les trottoirs de leur vermine grouillante ? Quelque chose avait changé. Un serpent rampait sous sa peau pour y distiller son venin altruiste et bienveillant. Un frisson violent s'empara de son échine. C'était sa marque. Le cadeau empoisonné que lui avait laissé la chauve-souris un an plus tôt, avant de disparaître.
« Sois un gentil chaton, Selina, » se susurra-t-elle en faisant crisser ses griffes sur la pierre. « Arrête de rêver. Il ne reviendra pas. » Cela faisait un an que sa cape n'avait pas projeté son ombre flottante sur le visage terrifié de malfrats pris en flagrant délit. Cela faisait un an que son sonar n'avait pas déplacé toute la population en chauve-souris de la ville jusqu'à un bâtiment abandonné de l'East End où se terraient des gangs louches. Cela faisait un an qu'elle n'avait pas goûté à la douceur sucrée de ses lèvres rouges, seuls centimètres carrés que laissaient libres d'accès son masque noir. Le vrai avait disparu, aussitôt remplacé par des hordes d'imposteurs qu'elle s'était fait un plaisir de passer à tabac. Par dépit, par colère de s'être laissée dupée un seul instant, par manque aussi. Dans les heures les plus sombres de cette dernière année, elle avait été incapable de départager qui de Batman ou de Bruce Wayne lui manquait le plus. Cette pensée la rassurait presque. Elle étendait une épaisse et chaude couverture de rancœur, un sentiment que Selina connaissait bien mieux que l'angoisse qu'il puisse lui être arrivé quelque chose.
Aussi silencieuse et agile qu'un chat sur une gouttière, Selina fit quelques pas au bord du précipice, tout en gardant un œil sur le gang de cinq individus réunis autour d'une poubelle à laquelle ils avaient mis le feu. Rien n'avait encore dérapé. Ils invectivaient les prostituées autour d'eux, s'échangeaient des accolades viriles ou lançaient violemment la pointe de leurs couteaux contre les vieilles affiches de campagne pour les dernières élections municipales... Tant qu'ils ne se battaient pas, la femme-chat pouvait rester ici, partagée entre sa lassitude et son désir ardent de mettre les mains sur une paire ou deux de diamants... Soudainement, un bruissement dans l'air mit tous ses sens félins en alerte. Elle n'était pas seule sur ce toit. Elle n'eut même pas besoin de se retourner pour vérifier. L'individu voulait très clairement signaler sa présence. Peut-être portait-il une cape, ou avait-il emmené une nape de pique-nique avec lui, mais un tissu épais battait au vent sous l'effet de l'altitude. Selina poussa un profond soupir.
« Ecoute badboy, je ne suis pas d'humeur ce soir. Alors vas voir un peu ailleurs, qui que tu sois, » fit-elle d'une voix forte, les yeux toujours rivés sur les rues de Gotham.

Tous les bruits s’abolirent, ravalés au néant de leur insignifiance, lorsque sa voix vibra à travers eux pour la heurter de plein fois. Les particules fines qui dansaient autour d’eux se figèrent, le temps aussi.« Bruce, » s’étrangla la femme-chat, croyant basculer dans le vide sous l’effet de la surprise. Elle n’eut qu’à faire volte-face pour retrouver l’équilibre, et cligner ses grands yeux éberlués pour reconnaître l’éclat vif et alerte des prunelles qui la fixaient derrière le masque. C’est bien lui, cette maudite chauve-souris. Pas un imposteur, pas un usurpateur, pas un charlatan, qui avait cru endosser la cape et le logo sans prendre toute la mesure de ce que cela signifiait. Combien en avait-elle sauvé des griffes de la mort, par dépit, par colère, par peur aussi, de voir le symbole disparaître ? Tous ses muscles tendus au-dessus du vide auquel elle tournait le dos, luttaient avec la force du désespoir pour regagner le contrôle sur les frissons qui s’étaient emparés d’elle. De ses poumons qui refusaient d’accepter l’air que ses narines lui prodiguaient, jusqu’à son myocarde fatigué et las qui faisait affluer tout son sang à ses tempes, tout son corps lui hurlait de se jeter contre lui. Seulement, dans le tumulte terrible qui agitait son cerveau, Selina était bien incapable de démêler si c’était pour l’embrasser ou le frapper jusqu’à ce que la peau de ses phalanges éclatât. « Je ne m’attendais pas à te voir ici, vieille branche. Ça fait un bail, nan ? » parvint-elle à siffler entre ses dents encore serrées. Elle était bien trop haute, bien trop fière pour lui avouer qu’elle connaissait le compte exact de jours qui séparaient cette rencontre de la précédente. Ni même qu’elle l’avait attendu ne serait-ce qu’une seconde. Un an, ruminait-elle en silence, en secret. Un an passé à poursuivre des fantômes et des mirages, à sentir son cœur se serrer à chaque nouvelle rencontre avec un de ces fake jusqu’à ce que l’habitude ait fait son office… La colère se mêlait à sa douleur comme un lent poison amer se distillait dans les veines d’une proie, mais profitant du couvert de son masque, Selina n’en laissa rien paraître. « Une nuit ? Il me semble qu’il y en a eu plusieurs, Bats. » Un sourire mi-malicieux mi-carnassier se dessina sur toute la largeur de son visage lutin. Juchée sur ses hauts talons, Selina se rapprocha de lui de sa démarche féline et souple, accentuant plus que de raison le balancement de ses hanches et la cambrure de son dos. « Ou l’as-tu déjà oublié ? » acheva-t-elle en parvenant à sa hauteur. La prudence ne faisait pas partie du vocabulaire de la femme-chat. Même si elle savait que pour garder l’avantage, pour garder le contrôle de la situation, elle devrait respecter une certaine distance avec la chauve-souris, elle aimait beaucoup trop jouer avec le feu. Peut-être était-ce sa confiance commune à tous les chats qu’elle retomberait toujours sur ses pattes… toujours est-il que ses lèvres s’arrêtèrent à quelques millimètres à peine de celles du milliardaire en costume. Ses yeux verts scrutèrent attentivement la moindre parcelle de son visage. « Toujours aussi sérieux Bats, » finit-elle par souffler délicatement, laissant leurs souffles s’entremêler doucement. Alors que le contact entre leurs deux visages allait s’établir, Selina fidèle à elle-même se déroba. La jeune femme masquée décida de poursuivre son inspection du chevalier noir. Avec son habituelle souplesse, elle le contourna par la gauche, laisser son regard s’échouer sur ses bras, son dos, ses fesses, ses jambes, toujours serrés dans son épaisse armure renforcée. « En parlant de sérieux,  » reprit-elle, prenant appui sur ses larges épaules pour hisser sa bouche au niveau de son oreille. « J'espère que tu n'es pas venu bousculer mes plans pour ce soir. J'ai entendu parler d'un diamant orphelin qui n'attend qu'une chose, une nouvelle maman. Et tu connais mon altruisme habituel, je me suis dévouée pour lui fournir une propriétaire aimante et dévouée. »

Créatures insondables, fières et insaisissables, les chats n'étaient pas animaux à se laisser dompter facilement. Ou du moins refusaient-ils de l'admettre. Faisant mine de mépris et de hauteur, leurs têtes et leur queues touffue tendue vers le ciel, ils n'étaient en réalité pas si insensibles que cela à la souffrance, la douleur et la peine. C'était donc cette nuit que les armures tomberaient, car aussi imbue et sûre de la sienne qu'était Selina, quelque chose chez Bruce Wayne faisait croître au creux de ses entrailles, une boule aussi lourde qu'inextricable. Elle sentait son cœur se serrer avec lenteur, un élancement amer dont elle n'était que trop coutumière, elle qui faisait tant pour ne plus avoir à en subir de pareilles. C'était sûrement ces épaules affaissées, ces bras ballants et cette voix dont le modulateur ne parvenait à dissimuler la lassitude. La femme-chat se félicita de s'être placée derrière le Chevalier Noir, car il lui était ainsi plus facile de cacher l'expression d'inquiétude qui fronçait ses sourcils et tordait son sourire en un rictus pathétique. Brucie, Brucie, Brucie... songea-t-elle en secouant la tête. Maudite chauve-souris, dans quelle galère t'es-tu encore fourré ? L'envie de le prendre dans ses bras et de lui murmurer quelques mots rassurants lui passa rapidement. À quoi bon prétendre ? À quoi bon faire semblant ? Contrairement à lui, Selina n'était pas du genre à faire dans les sentiments et les grandes déclarations. Elle se contenta d'achever son petit tour et de se planter devant la chauve-souris, un sourire exagéré peint sur son visage. Ses yeux chargés de malice se plantèrent dans les siens. Elle sentit sa main se poser sur son bras, l'enserrer dans sa paume avec douceur, ce qui distilla dans ses veines une chaleur délicieuse. « Bruce, tu me connais, » répondit-elle en glissant ses griffes le long de son corps jusqu'à la naissance de sa cape. « Je suis pleine de ressources. Tout comme les derniers milliardaires de Gotham... en particulier celui que je vise ce soir. » Elle lui adressa un clin d'œil malicieux. « Il ferait n'importe quoi pour protéger son précieux petit cou, » poursuivit-elle de sa voix mielleuse. Avec une lenteur toute calculée, une des mains de la femme-chat quitta ses épaules pour venir se poser contre son propre cou. Le contact glacé de sa peau nue avec la pointe de métal acérée lui arracha un frisson, mais elle poursuivit sa course sans le quitter du regard, jusqu'à ce qu'elle accroche la boucle de sa fermeture éclair. S'il n'avait rien oublié de leurs nuits ensemble, il n'avait sûrement pas oublié ce qu'elle s'apprêtait à révéler. « Et nous savons tous les deux à quel point un cou, c'est important, n'est-ce pas ? » Sur ces mots, la jeune femme tira légèrement sur la boucle coincée à son doigt, dévoilant davantage de sa peau plus pâle qu'un éclat de lune. À la lumière des étoiles artificielles de la ville, la fine ouverture dévoila un collier de perles fines et légères, celui que Bruce lui avait offert avant de disparaître. Triomphante. Sur son visage se lisait toute la fierté de son effet de surprise, et toute la jubilation de se faire autant désirer. « Relax, Brucie. Je ne partirai pas... si tu me donnes une bonne raison de rester. Une jeune fille honnête comme moi doit bien gagner sa croûte, non ? » De nouveau, sa paupière droite se ferma sur son œil brillant d'espièglerie, mais aussi peut-être beaucoup, d'espoir.